Sophie Bonnet, exploratrice des déserts océaniques

Les microorganismes marins pourraient-ils absorber davantage de CO2 qu’on ne le pense ? Et ainsi participer à diminuer le réchauffement climatique ? C’est ce que pense l’océanographe Sophie Bonnet qui vient de décrocher une bourse européenne ERC Consolidator pour financer HOPE, son projet de recherche sur ce sujet. Rencontre avec une passionnée des déserts océaniques tropicaux, ces espaces pauvres en nutriments, et leurs richesses cachées.
Sophie Bonnet a grandi au gré des navigations, au sein d’une famille adepte de la voile. Toute petite, elle se dessinait souvent sur un bateau, entourée d’étendues bleues et de créatures marines. Une obsession qui allait rapidement devenir un projet professionnel pour la jeune femme. Adolescente, elle savait déjà ce qu’elle voulait devenir : océanographe. « J’ai découvert ce mot à l’âge de 13 ans et il a cristallisé mes rêves, se souvient-elle. Après mon bac, je me suis engagée dans de longues études jusqu’au doctorat. Mais avant cela, je suis partie autour du monde pendant un an sur un voilier, naviguer vers l’Afrique de l’Ouest et Madagascar. Avec le navigateur Michel Huchet, nous voulions “naviguer utile”, et offrir la possibilité à d’autres navigateurs de faire de même. Nous avons donc créé l’association humanitaire Voiles sans frontières qui apporte de l’aide médicale et scolaire à des populations isolées, uniquement accessibles par voies maritimes et fluviales avec de petits bateaux. J’ai par la suite été présidente de cette association pendant dix ans. »

De minuscules organismes…

Après son année de césure, Sophie Bonnet étudie à l’université Paris Sorbonne où elle obtient un master en océanographie biologique puis entame une thèse supervisée par l’océanographe Cécile Guieu. Le sujet : « Le fer d’origine atmosphérique en milieu océanique oligotrophe et son rôle dans la fertilisation de l’océan ». Car si elle est biogéochimiste de formation, l’étudiante souhaite travailler sur des sujets d’intérêts sociétaux et notamment sur la capacité de l’océan à absorber le dioxyde de carbone (CO2).

 

 

« Je me suis passionnée pour les diazotrophes, des microorganismes du plancton qui fournissent de l’azote à l’ensemble de la chaîne alimentaire. Ils permettent sous certaines conditions de créer de véritables oasis de vie dans des zones considérées comme des “déserts océaniques”, qui représentent 60 % de la surface de l’océan global, explique-t-elle. C’était peu étudié en France alors j’ai rejoint le laboratoire de Douglas Capone, spécialiste du sujet, à University of Southern California à Los Angeles. Il m’a initiée à ce monde ! »

À son retour des États-Unis en 2007, la post-doctorante est recrutée à l’IRD au sein de l’UMR MIO et s’installe à Nouméa quelques années plus tard, où elle peut à loisir étudier les diazotrophes, essentiellement présents sous les tropiques, et leurs interactions avec le cycle du carbone. La jeune océanographe enchaîne les projets et les expéditions. Elle remarque alors que ces microorganismes ne sont pas uniquement positionnés dans la couche de surface mais qu’ils sont également présents en zone méso-pélagique, située entre – 200 et – 1 000 mètres de profondeur.

… si utiles

Cela remet en cause le consensus selon lequel ces microorganismes sont recyclés dans l’océan de surface, et ne participeraient donc pas à la pompe biologique, cette série de processus conduisant à transporter le carbone de la zone de surface vers les fonds marins. Grâce à cette pompe, l’océan absorbe et séquestre une partie du CO2 anthropique émis par la combustion des énergies fossiles. « Les diazotrophes absorbent le CO2 de l’atmosphère via la photosynthèse et le transforme en matière organique qui coule ensuite vers les profondeurs et est stockée dans les sédiments pour des millénaires. Les scientifiques pensaient jusque-là que ce carbone ingéré par les diazotrophes était essentiellement recyclé en surface puis retournait dans l’atmosphère, poursuit la chercheuse. Ces microorganismes joueraient ainsi un rôle essentiel dans la pompe biologique dans ces vastes zones désertiques. Il est important d’étudier ce processus car ces zones dites désertiques s’étendent avec le réchauffement climatique et constitueront probablement en partie nos océans de demain. »

Pour la mise en lumière de ce processus, Sophie Bonnet est récompensée en 2019 par le grand prix d’océanographie « Christian Le Provost ». Elle s’attelle ensuite à résoudre deux obstacles à la compréhension de l’influence des diazotrophes sur la pompe biologique. Il demeure en effet extrêmement complexe d’une part de quantifier les flux trophiques au sein de la chaine alimentaire, et donc de quantifier et de modéliser la part de carbone dérivée des diazotrophes qui chute vers l’océan profond. D’autre part, les méthodes d’observation microbiologiques actuelles – qui mesurent l’océan à l’échelle hebdomadaire ou mensuelle – ne permettent pas de capturer avec suffisamment de finesse les processus mis en jeu, qui se font à l’échelle de l’heure ou de la journée.

Imaginer l’océan de demain

L’océanographe développe ainsi le projet HOPE pour lequel elle reçoit la bourse ERC Consolidator (voir encadré) en 2022. Ce projet intègre notamment le déploiement d’une bouée profileuse intelligente munie de capteurs haute technologie, dont certains sont développés à cette occasion. Elle permettra de scruter l’océan de surface et de fond simultanément, à haute fréquence (à l’échelle de l’heure et du jour), et de résoudre la complexité des processus microbiologiques mis en jeu et les facteurs de leur variabilité avec une finesse jamais atteinte auparavant.

 

L’océanographe souhaite déployer cette bouée durant trois ans pour obtenir 6 000 points de mesure, soit des mesures toutes les quatre heures entre 0 et 100 mètres de profondeur, à la fois en zone tropicale et en zone tempérée. Ces données serviront ensuite à élaborer des cartes mondiales d’export de carbone vers les profondeurs attribué à ces microorganismes.

« Les modélisateurs du GIEC commencent à s’intéresser aux diazotrophes qui viennent d’être identifiés comme des acteurs clés dans le maintien de la productivité de l’océan du futur, plus chaud et plus stratifié, ajoute Sophie Bonnet. Le volet développé dans l’ERC s’attache à ce qui se passe après, au devenir de ces diazotrophes dans l’océan, et à leur capacité à séquestrer du CO2. Au vu de leur importance future probable, nous avons besoin de comprendre leur capacité à séquestrer du dioxyde de carbone dans l’océan d’aujourd’hui, pour comprendre et modéliser leur rôle dans l’océan de demain. »

 

Grâce au financement de 2,5 millions d’euros, Sophie Bonnet pourra également développer une colonne d’eau automatisée nommée SOCRATE (pour Simulated OCean wateR column with AutomaTEd sampling) conçue pour le projet avec les ingénieurs Jean-Michel Grisoni et Julien Vincenti. Elle pourra y étudier la sédimentation des diazotrophes et les flux trophiques à la fois en laboratoire à Marseille et dans le Pacifique Sud, où SOCRATE embarquera à bord des expéditions océanographiques prévues à compter de 2024. D’ici là, Sophie Bonnet prépare avec enthousiasme son nouveau départ des côtes marseillaises vers celles du Pacifique, en compagnie de sa famille dont ses jumelles de six ans.

 

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